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Nous avions consacré le dernier trimestre de l'année 1959 à notre formation au Centre d'Orléansville. Instructeurs du plan de Scolarisation, «IPS», tel était notre titre. Ainsi, tout neufs «enseignants du Bled», nous avions choisi comme premier poste, l'Ecole mixte de Béni-Rached, dans les monts du Dahra, entre Pontéba et Ténès. Le paysage ne manquait pas de charme, mais en dehors des classes, «l'ennui nous trouait la peau», comme le dit si bien la chanson de «Fanny».
Beni-Rached Talweg des Cheragas - Janvier 1960
Nous avions, un toulousain, un orléansvillois et moi, rejoints des copains déjà installés sur place, deux corses d'Ajaccio et un autre oranais. Heureusement, nous passions de grands moments à rire ou à chanter. Ce n'est pas un secret, ces deux pratiques sont «bonnes pour la santé et le moral !». Les logements et les classes étaient en préfabriqué. La CNR, à Pont de l'Isère, durant les travaux de construction du canal sur le Rhône, logeaient son personnel dans des baraques identiques.
Beni-Rached le café maure - Janvier 1960
En contre-bas de l'école, deux abris faits de trois murets de pierre, au sol de terre battue, tenaient lieu de «café-bar». Leurs toits recouverts de roseaux et de palmes protégeaient du soleil. «L'annexe» était équipé de quelques nattes rondes en feuilles de palmier tressées, déposées sur un sol de terre battue. Plutôt crasseuses, elles étaient imprégnées de cette forte odeur de pieds, fatigués par de trop longues marches dans de mauvaises chaussures. On pouvait s'y asseoir en tailleur, à condition d'avoir le nez bouché.
Surmontant cet inconvénient et faisant abstraction du ramassis de microbes qui devaient l'habiter, nous pouvions jouer aux cartes ou aux dominos, comme dans n'importe quel établissement de la capitale. Les habitués du lieu friands de «Ronda», sorte de «Mistigri» local, passaient de longues heures à se distraire. Nous, nous allions surtout déjeuner avant la classe et y retournions, parfois, pendant la récréation.
En ce lieu, un marchand de beignets, accroupi sur le sol, régnait en maître sur ses petits fourneaux à pétrole. Vous souvenez-vous de ces précieux auxiliaires ? Pour les éclairer, il fallait les chauffer en enflammant quelques gouttes d'alcool, dans une sorte de petite cuvette circulaire située sous le brûleur. Nos mères et nos grand-mères les utilisaient pour la cuisine ou pour chauffer le fer à repasser.
Beni-Rached sous la neige - 12 janvier 1960
Elles devaient actionner énergiquement la petite pompe située sur le réservoir, pour augmenter la pression. Bien sûr, c'était avant l'arrivée des bouteilles de gaz «butane» ! De plus, à l'aide du non fameux «moule palestinien», elles nous préparaient de succulents «gratins algériens», parfois même «dauphinois», et des biscuits ou des babas au rhum, en forme de couronne.
Le marchand de beignets, lui, concoctait un excellent thé sucré à la menthe. Tout en dégustant ses extraordinaires beignets, nous le buvions très chaud, dans des verres fins décorés, par petites gorgées, à la mode du pays. En artiste, d'un geste rapide de la main, il tirait d'un sceau galvanisé, garni aux trois quarts d'une sorte de pâte à pain élastique, une pincée grosse comme une noix. Avec grande dextérité et rapidité, il façonnait de ses doigts des beignets ronds de peu d'épaisseur.
Ses gestes rituels se prolongeaient ensuite par «le lancer», dans la gamelle métallique, emplie d'huile brûlante. Aidé de son crochet en fil de fer, il les retournait pour les ressortir dorés à point. Après un dernier passage dans du sucre cristallisé déposé dans une feuille de papier gris d'épicerie, il nous les tendait. La dégustation-consommation se réalisait alors directement sur le lieu de fabrication.
Chauds, sucrés, gourmands, fondants, accompagnées de ce thé brûlant parfumé de menthe fraîche, doux régal du matin, il était difficile d'exprimer les sensations de bien-être ressenties à ces occasions. Ceux qui n'entendent rien des joies simples de la vie, ne peuvent s'imaginer ces petits bonheurs des matins du bled, sous les douces caresses du soleil levant.
Beni-Rached l'école sous la neige - 12 janvier 1960
Autres habitués du lieu, des militaires venaient également, apportant quelques œufs. Avec la même habilité, d'une rapide envolée, et d'une seule main, le marchand cassait la coquille et, prolongeant son geste, déposait l'œuf dans le creux du beignet flottant sur cette mer, bouillonnante d'huile. L'emprisonnant aussitôt sous un second beignet, il retournait le tout et le laissait blondir. Cette étrange composition se transformait alors en un appétissant «Œuf-burger». Enfin, aujourd'hui du moins, on pourrait appeler ainsi, ce nourrissant déjeuner, si spécial et si rapide à composer.
Béni-Rached, ce fut juste six mois de mon existence, mais une surprenante expérience de fraternité, de solidarité et d'amitié. Des souvenirs heureux que je ne peux cacher, tant ils perdurent, encore dans ma mémoire, aujourd'hui !
René Aniorté - Valence le 1er juillet 2004 |
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